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Fleur de bitume. Le futur LACMA de Peter Zumthor

Un vent de Suisse souffle sur la Californie : auréolé d’un Pritzker en 2009, l’architecte bâlois Peter Zumthor a récemment présenté le projet de remaniement du Los Angeles County Museum of Art, le Musée d’art du comté de Los Angeles ou LACMA.

L’éclectisme décontracté, notion cliché volontiers accolée à la « Cité des Anges », se retrouve aussi à bien des égards au LACMA. Le plus grand musée d’art à l’ouest des Etats-Unis présente en effet des collections allant de l’art américain à l’histoire des textiles, en passant par l’art du monde indien, l’histoire du cinéma, l’art de la gravure, l’art contemporain, la Grèce antique, la photographie ou l’art africain.

L’hétérogénéité marque aussi profondément l’environnement du musée, situé depuis 1965 sur les dépendances d’un ancien ranch où bouillonnaient jadis de nombreuses mares de goudron naturel, formidables gisements de fossiles du pléistocène. Créé en 1911 dans le cadre d’un « Musée des sciences de l’histoire et de l’art » avant de prendre son indépendance en 1961, le LACMA est rattrapé par la science car il partage son « campus » depuis 1977 avec un musée consacré à l’histoire des animaux qui, il y a des milliers d’années, s’engluèrent à tout jamais dans ces pièges bitumineux.

Un petit parc s’étend entre les deux musées, ponctué de quelques flaques d’asphalte et d’un grand étang sagement entouré de grillages où éclatent des bulles de méthane. On y a placé plusieurs mammouths en béton grandeur nature : l’un s’y enlise inexorablement et semble hurler de terreur devant deux autres, sa compagne et leur bébé restés sur la rive, tous trois aux abois face à la rupture inéluctable de l’équilibre familial. Un troisième musée sorti d’un autre âge, consacré à l’artisanat et l’art populaire, trône aussi tout juste de l’autre côté du boulevard dans une petite maison des années 1930 de style néo-géorgien… Le LACMA est situé, par ailleurs, au cœur du foisonnant Miracle Mile promu dans les années 1920 par le fameux homme d’affaire A. W. Ross, instigateur de ce puissant pôle d’attraction commercial qui, le premier, déplaça la centralité du premier downtown vers cette zone fermière où, naguère, paissaient les vaches et poussaient les haricots, et où fleurirent d’un coup les immeubles art déco puis, aujourd’hui, les tours ultramodernes, les supermarchés et les condominiums de luxe.

Néanmoins, ce sont les installations du musée lui-même qui transmettent au visiteur la plus vive sensation d’hétéroclisme. Difficile d’avoir une vue d’ensemble du bâtiment, de savoir par où y entrer, car c’est un archipel de neuf édifices disparates qui s’offre à la vue. Les trois premiers, construits par William Pereira, sont d’austères cubes blanchâtres ponctués de longues ouvertures et pilastres verticaux, initialement entourés d’eau et disposés autour d’une plaza rappelant l’esprit du Lincoln Center de New York. Teintés de Federal Modernism, style rude des années 1950 et 1960 (Pereira fera mieux par la suite avec son époustouflante Transamerica Pyramid à San Francisco), ils sont tôt décriés pour leur laideur. Les besoins d’agrandissement ont vite raison de cette improbable harmonie primitive, mise à mal par d’invasives incrustations. L’édifice consacré à l’art des Amériques, plaqué en 1986 devant ces premières structures, ressemble depuis la rue à une façade de centre commerciale à moitié écroulée. À l’extrémité est, un petit pavillon tarabiscoté (Bruce Goff) et digne d’un décor de Star Wars, abrite depuis 1988 les collections d’art japonais. À l’ouest, les choses s’améliorent : le LACMA acquière en 1994 les somptueux magasins de la May Company de style art déco « paquebot » et, pour faire le lien, Renzo Piano construit deux vastes extensions immaculées, surlignées d’éléments structurels vermillon et coiffées d’aériennes verrières en toit d’usine, qui rappellent la Fondation DIA Beacon près de New York et constituent le plus grand espace muséal construit ainsi pour profiter de la lumière zénithale. On abandonne donc l’idée de démolition totale des bâtiments envisagée un temps par Rem Koolhaas…

Le panache des nouveaux venus semble avoir rendu plus terne encore l’aspect des installations précédentes, amenant Michael Govan, jeune et flamboyant directeur du musée depuis 2006 (après 12 ans à la tête de ladite Fondation Dia) à engager hâtivement des discussions avec l’architecte suisse Peter Zumthor (Bâle, 1943). Rendues publiques l’année du sacrement pritkerien de ce dernier, elles ont débouché cet été sur une brève exposition consacrée à la vision de Zumthor pour la future moitié est du LACMA. Selon la grande maquette dévoilée aux journalistes et aux amateurs d’architecture ébahis, le changement est radical et sensationnel : il s’agit d’à peu près tout raser et de construire un gigantesque bâtiment, tout en horizontalité et à deux niveaux, le deuxième mis largement en surplomb semblant flotter au dessus du sol.L’ample pourtour aux méandres prononcés et le toit recouvert de cellules photovoltaïques sombres, vus de haut, donnent à l’ensemble l’aspect d’une vaste flaque noire, qui nous renvoie de manière saisissante aux inquiétantes chroniques bitumineuses du lieu. La façade, revêtue d’une colossale membrane en verre continu sur tout le contour, accentue le dialogue hypnotique avec les iridescences hydrocarburées de la fameuse lagune contiguë, qui se glisse sous l’une des pointes de l’édifice et de laquelle celui-ci semble avoir surgi lui-même dans un ultime vomissement tellurique. La solidification de cette formidable nappe de bitume anéantit à tout jamais les piètres constructions d’antan. Seul rescapé du cataclysme, le petit pavillon consacré à l’art japonais et auquel Govan dit tenir beaucoup, se retrouve lové entre deux préoccupants bras noirs prêts à l’engloutir. Plus qu’un discours, ce véritable scénario architectural nous confronte de manière bien hollywoodienne, et en 3D, à l’histoire de cette spectaculaire mitoyenneté asphaltique et fossilifère. Seule concession clin d’œil à Pereira, l’idée d’un LACMA surélevé… Pour le reste, c’est l’appropriation pour le coup magistrale d’un lieu unique, par le biais de vues plongeantes sur ces origines que d’autres avaient choisi d’ignorer.

Éloges et critiques n’ont pas tardé à pleuvoir sur la maquette, accentuées sans doute par le fait que Zumthor reste encore peu connu aux États-Unis. Menace pour les puits de goudron ? « Sanaa noir », en référence aux mêmes formes rebondies utilisées, en blanc, par le fameux studio japonais ? Ou nouveau chef d’œuvre pour une ville gigantesque qui, outre l’auditorium Disney de Gehry, en compte si peu ? C’est en tout cas le projet d’un architecte-artisan hors du commun, qui, de ses années d’apprenti ébéniste et de travail aux monuments historiques du Canton des Grisons, a gardé le souci de l’harmonie avec la nature et l’usage raffiné de matériaux traditionnels en résonnance avec les sens du visiteur. Ainsi en témoignent le musée d’art de Brégence en Autriche, le musée Kolumba de Cologne, la Chapelle des Champs de Saint-Nicolas près de cette ville ou, plus encore, les merveilleux thermes de Vals en Suisse, ces « piscines les plus belles au monde » dont les façades en pierre locale grise semblent aussi émerger directement de la montagne. Créateur extraordinaire, il a non seulement reçu la plus haute distinction dans sa discipline mais aussi le Praemium Imperiale de l’Association japonaise des beaux-arts, la médaille d’or de l’Institut royal des architectes britanniques, et a même été désigné récemment comme l’un des sept artistes du fameux programme Rolex « Mentors et protégés », aux côtés d’Olafur Eliasson ou Alejandro González Iñárritu, pour encadrer une année durant les trajectoires de quelques jeunes talents.

La splendeur de ses réalisations et le soin méticuleux qu’il met dans le choix des textures pour appeler à tous nos sens ne peuvent donc être à nos yeux que des garanties d’excellence pour cette future « fleur noir » (Zumthor dixit). À quand les premiers coups de pelle ? C’est encore incertain. Ce projet remarquable participe en tout cas pleinement de l’histoire d’un musée passionnant et bien vivant, qui a fait de l’innovation permanente l’une de ses constantes vitales. Sauvera-t-on seulement les mammouths en béton ? God knows

Article publié dans Art Passions, revue suisse d’art et de culture, 36, décembre 2013.

PUBLIÉ PAR ANTOINE LEONETTI LE 14 JANVIER 2014

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